Didier Lauru
11 de agosto de 2015
Etat limite, adolescence, cannabis et cocaïne
Didier Lauru
Psychiatre; psychanalyste, directeur médical du CMPP Etienne Marcel (Paris); président du CILA. lauru.didier@wanadoo.fr
RÉSUMÉ
Les adolescents ont une appétence marquée pour les substances psychoactives. Certains, selon leur personnalité, vont aux limites de leur structure psychique. Dans la clinique, nous voyons bien souvent des états limites se révéler, bien distincts des usuelles adolescences problématiques. Les substances stupéfiantes, utilisées dans un premier temps comme anxiolytiques, deviennent vite source d'angoisse, et parfois mettant à jour des sujets en état limite.
Mots clés: Adolescence, état limite, cannabis, cocaïne.
ABSTRACT
Borderline, teenagers, cannabis and cocaine. Teenagers are fond of psychoactive products. Somme of them, according to their personality, go to the limits of their psychic structure. In the practical field, we can often observe the revealing of borderline states, very different from the usual problematic teenagers. Psychoactive substances, used for the first time as anxiolytics, become quickly a cause of anxiety, therefore revealing the subjects in borderline states.
Keywords: Adolescences, border line state, cannabis, cocaine.
Tous les adolescents recherchent leurs limites pour se construire. Le haschich est à la fois une aide pour l'explorateur de mondes intérieurs nouveaux, ce qui rend compte d'une partie de l'appétence pour ce produit, mais va vite induire les limites de son utilisation, en particulier par l'apparition de l'angoisse. La cocaïne, autre psychotrope puissant que les adolescents utilisent de plus en plus en Europe et dans le monde, permet aussi d'explorer d'autres limites de soi. Cette tentative d'explorer les limites de son moi est une caractéristique commune à tous les adolescents. Ce qui l'est moins, c'est l'utilisation du haschich pour évaluer l'extension du domaine de leur moi.
Au delà de cette recherche de limite souvent rencontrée, c'est l'installation d'une pathologie plus invalidante qui est à craindre. Celle qui va circonscrire l'adolescent dans un sujet en état limite. La marge est parfois étroite dans la pratique clinique, et c'est le temps, les modalités transférentielles particulières qui donneront consistance à cet état limite.
Le sujet à l'âge adolescent est dans une phase de construction active. Il est au cœur de remaniements profonds de plusieurs de ses instances qui le définissent dans son être au monde. Ainsi son rapport aux autres, à son entourage familial comme à ses pairs va se transformer, radicalement. L'adolescent possède une soif toute particulière à explorer les nouveaux contours de sa personnalité et pour certains à aller aux points les plus extrêmes de soi-même (LAURU, 2004).
Dans ce cadre, un recours à la consommation de cannabis renforce cette attrait tout particulier chez les adolescents à aller aux limites d'eux-mêmes, aux limites de leur monde environnant, jusqu'aux limites des autres, dans une quête de définition de leur positionnement subjectif, parfois à la limite du sujet.Comme un physicien qui tente de donner des représentations de l'univers, l'adolescent tente de se donner ses propres représentations de son propre univers : de ses sensations, de ses liens d'affect nouveaux de ses modes de jouissance qu'il explore seul ou parfois avec un(e) autre comme dans la relation amoureuse et sexuelle.
L'APPÉTENCE DE L'ADOLESCENT POUR LE CANNABIS
Pourquoi le cannabis représente-t-il un problème d'une telle ampleur chez le sujet à l'âge adolescent et l'est-il moins à l'âge adulte ? Pourquoi les adolescents ont-ils recours en nombre aussi important à des substances psychoactives et en premier lieu au cannabis ? Que recherchent-ils vraiment au travers de ces conduites à risque, conduites d'exploration de soi et de l'autre ?
Existerait-il une complémentarité entre les problématiques de l'adolescence et le cannabis ?
Si oui laquelle, étant donné que : d'une part, les adolescents y ont recours en grand nombre et d'autre part, le cannabis aggrave de façon significative un certain nombre de processus psychopathologiques, dont nous allons tenter d'étudier une des facettes rencontrées dans la clinique à de multiples reprises.
À l'instar de l'angoisse, qui fait partie des affects couramment ressentis chez les adolescents, nous percevons le cannabis comme un recours privilégié pour tenter de lutter contre des effets trop envahissants. Nombre d'adolescents s'auto-médiquent, trouvant pour un temps dans le cannabis, ou autres produits, un apaisement réel de leurs angoisses. Mais cela n'a qu'un temps. Tous les consommateurs le décrivent, certaines prises déclenchent des angoisses bien plus intenses encore que celles pour lesquelles le haschich s'était avéré efficace. Ce curieux retournement des rôles pourra nous servir d'indicateur pour ce que nous allons aborder, à savoir les rapports du sujet et de sa limite dans son lien au haschich, aussi bien comme outil explorateur que comme substance révélatrice de traits psychopathologiques qui ne seraient pas apparus jusque-là, ou du moins sans la participation du haschich.Tous les adolescents fumeurs de haschich ne vont pas aussi loin dans leur exploration et n'ont pas la même fragilité personnelle que Clément, exemple clinique illustrant notre propos.
UN ADOLESCENT ET LE HASCHICH
Lorsque je reçois Clément pour la première fois, il a 17 ans et déjà un long passé. Une consultation dans un haut lieu parisien des thérapies cognitives et comportementales (TCC) et de la négation du sujet se concrétise, à l'âge de 15 ans, par une hospitalisation en milieu fermé, un traitement neuroleptique, ainsi qu'un diagnostic assis sur des batteries de tests. Il est sans appel : schizophrénie!
Il est reçu dans le cadre d'un hôpital de jour pour adolescents auquel il s'adapte mal. Il suit un traitement psychotrope, mais à sa façon, car il ne prend que ce qui lui convient. Il utilise tous les jours des doses variables de cannabis qu'il agrémente, les fins de semaine, avec de l'alcool ou des ecstasys. Il évoque les effets du haschisch, ses bienfaits sans failles et l'aide qu'il obtient essentiellement sur le plan de l'angoisse. Mais il décrit des nouvelles facettes de lui-même qu'il dit découvrir grâce au cannabis. Avec l'appoint de la prise du toxique, toutes les sensorialités sont explorées, ainsi que la découverte de la sexualité : il est enthousiaste, le cannabis décuple les facettes des plaisirs qu'il éprouve.
Sur le plan formel, il fera de nombreux aller-retour, entre l'hôpital de jour où il s'adapte mal, avec des tentatives, forcément ratées, de rescolarisation malgré un potentiel intellectuel élevé. Sa consommation quotidienne reste incompatible avec le cadre scolaire et ses exigences de concentration et de travail à fournir. Parmi les essais de prise en charge, une admission dans une unité de soins-études lui apporte un mieux-être temporaire, mais il ne peut se passer de sa consommation. Ainsi, il est vite repéré comme un « gros fumeur ». Il sera même soupçonné de trafic, ce qui l'amènera à quitter ce lieu pourtant rassurant et accueillant.
Je continue à le recevoir de façon très intermittente, et progressivement, il émerge de son discours une demande de psychothérapie. Cette demande me paraît recevable et elle va permettre enfin de sortir du factuel et qu'il puisse aborder non seulement la reprise de son histoire, mais aussi explorer les bords et les limites de ce qui le fonde en tant que sujet.
BONJOUR L'ANGOISSE
Au travers de la prise répétée de cannabis, Clément recherche le point extrême de sa non-existence, ou plus précisément de son existence sans l'angoisse. L'angoisse prédominante chez Clément, comme chez bien d'autres patients que j'ai pu en entendre, c'est précisément l'angoisse d'exister. Des questions philosophiques s'égrènent derrière cette angoisse première : « Qui suis-je? », « Pourquoi suis-je sur terre?», « Quel est mon désir? », et surtout « Qui est responsable de mon existence? », « de ma misérable existence » me précisait Clément.
Cette série de questions est infinie à l'instar de celles du petit enfant qui pose celle des pourquoi. Mais il n'existe pas de réponse ultime pour l'adolescent : il n'y a pas de « c'est parce que » qui viendrait calmer l'angoisse. Au contraire, la prise de haschich vient dans un premier temps aiguiser ces questions. Puis, grâce à ses effets sédatifs, ces questions n'ont plus la même acuité, la même urgence qui imposait une réponse immédiate. La dilatation du temps lié aux effets du cannabis et la mise à distance des impératifs du réel induisent cette texture moelleuse qui s'insère entre le sujet et la réalité. Beaucoup de cliniciens décrivent ces phénomènes de démotivation; il est vrai que le vif du sujet n'a soudain plus la même importance.
Cependant Clément garde une certaine adaptation aux exigences de la réalité, par exemple n'a jamais raté de séance quel que soit son degré d'intoxication cannabique, d'autant qu'à certaines périodes, il fumait au quotidien des quantités impressionnantes.
CRAINTE DE DEVENIR FOU
Il s'agit de la crainte de « rester perché » comme le disent entre eux les adolescents fumeurs de cannabis. Ils désignent la persistance de symptômes psychotiques plusieurs jours après la prise de haschich. Cet état comporte soit un tableau hallucinatoire soit un état de dépersonnalisation ou de déréalisation. L'angoisse est toujours présente, extrêmement forte, car le fumeur a une conscience partielle de son état, et s'inquiète à juste titre d'un éventuel retour à la normale. Cette crainte est justifiée chez Clément car quelques-uns de ses amis sont restés « perchés » après une prise en commun, dont un qui manifestement déclenché un épisode psychotique. La peur de devenir fou, de passer « de l'autre côté », est omniprésente.
En utilisant le « bang » (sorte de pipe à eau artisanale, faite de bouteilles en plastique) et autres « douilles »1qui font « exploser la tête », il s'est déjà retrouvé dans des états confusionnels importants, dont les restes mnésiques recelaient beaucoup d'angoisse et des idées de déréalisation.
L'euphorie est recherchée par tous, à l'instar d'autres substances psychoactives comme l'alcool. Clément passant régulièrement par des phases de doute et de dépression que certains qualifieraient de narcissique. L'élation, l'euphorie lui donnent alors le cœur léger et le verbe facile. Baudelaire décrit « une hilarité saugrenue et irrésistible » et il repère aussi que « les rapports des idées deviennent tellement vagues, les fils, qui relient vos conceptions, sont si ténus, que vos complices, vos coreligionnaires seuls peuvent vous comprendre ».Tout fait rire, alors que le monde peut s'écrouler autour. Cependant le réel reprend ses droits.
Il est difficile de s'abstraire de la disposition dans laquelle est le fumeur au moment où il consomme. Baudelaire le précise : « J'ai oublié de dire que le haschich causant dans l'homme une exaspération de sa personnalité et en même temps un sentiment très vif des circonstances et des milieux, il était convenable de ne se soumettre à son action que dans des milieux et des circonstances favorables. Toute joie, tout bien être étant surabondant, toute douleur, toute angoisse est immensément profonde » (BAUDELAIRE, 1851/2000).
Ainsi les extrêmes sont atteints, dans le registre de l'euphorie comme dans celui de l'angoisse. Je rajouterais aussi la dépression, à partir de ce que Clément et bien d'autres livrent de leur expérience.
Il est possible de tenter un parallèle entre l'état maniaque et l'intoxication cannabique, dans la mesure où l'inhibition, les freins relationnels et les conventions sociales sont atténués amoindries ou effacées. La levée de l'inhibition correspond à ce que Freud décrit quand il précise l'opportunité d'une intoxication externe. « L'humeur enjouée, d'origine endogène ou toxique, abaisse les forces d'inhibitions, la critique en particulier, et rendent par-là de nouveau abordables des sources de plaisir dont la répression fermait l'accès. Il est fort instructif de noter combien l'exaltation de l'humeur nous rend peu exigeants sur la qualité de l'esprit, comme l'esprit doit s'efforcer de suppléer à cette humeur qui offre des possibilités de jouissance habituellement inhibées et, parmi ces dernières, le plaisir de l'absurde » (FREUD, 1905/1969).
Les rires sont connus de tous les fumeurs de haschisch : rires immotivés ou faiblement motivés qui rendent compte d'une élation de leur humeur caractéristique. Pour avoir écouté Clément en séance dans cet état particulier, il reste abusif de parler de réaction maniaque, car les jeux de mots sont présents, les coq-à-l'âne, mais cette impression est factice et rend compte de la difficulté du sujet à se situer quand il est sous influence. Cet état est transitoire et se produit surtout au début des effets. Cela cède la place à une douce torpeur et une extase quasi hypnotique.
ANGOISSES ET LIMITES DU SUJET
Point de référence, l'angoisse existe comme une boussole qui oriente la vie de l'adolescent dans ses consommations de divers produits, principalement le cannabis. Pour se construire, il explore les limites de son moi, pourrait-on dire. En d'autres termes, il part à l'aventure, cherchant les limites réelles et symboliques de ce qui le constitue en tant que sujet. Tout adolescent passe, bruyamment ou non, par ce type de défilé qui va le conduire à une meilleure connaissance de ses fonctionnements psychiques et de ses possibilités relationnelles.
Traversant une période de découverte de son corps, il cherche en lui ses coordonnées subjectives dans son lien aux autres, et au travers de ses nouvelles modalités de jouissance. Ce versant exploratoire voire initiatique de l'adolescent fait partie intégrante de son chemin sur la voie de la subjectivation. Il teste ses nouvelles possibilités tant intellectuelles que sensorielles et perceptives et sexuelles bien sûr.
LES PORTES DE LA PERCEPTION
Au-delà des effets attendus, il persiste une part d'incommunicable, pourtant au cœur de l'expérience sensorielle et perceptive. « Le haschich induit une régression vers un narcissisme primaire où la perception, mise au service de l'inconscient, sert d'emblée à satisfaire un désir à la limite de l'indicible » (SAMI- ALI, 1971). C'est surtout l'illusion de toute puissance narcissique qui donne au sujet un sentiment de maîtrise. Dans ces séances sous cannabis, Clément avait l'illusion d'une ouverture totale de sa personnalité. Il ressentait une impression de toute puissance des idées qui le faisait saisir, sur l'instant, une vue d'ensemble de ses difficultés subjectives. Une dimension onirique se manifeste non pas sur le plan verbal, mais plutôt sensoriel. Il éprouve des sensations inédites parfois limites, aux portes de la perception pour reprendre le titre d'Aldous Huxley, qui pour sa part évoquait ses expériences sous Mescaline. Un extrait d'un poème de William Blake est en exergue du livre d'Aldous Huxley, « Doors of perception », en français « Les portes de la perception » (HUXLEY, 1954/2001).
Dans cet ouvrage, l'auteur relate avec des détails d'une grande précision les déformations sensorielles et esthétiques de ses expériences de prise de Mescaline, puissant produit de synthèse tiré de champignons à effets hallucinogènes. C'est un des textes les mieux écrits sur les effets de la prise de substance hallucinogène :
« If the doors of perception were cleansed every thing
Would appear to man as it is, infinite.
For man has closed himself up, till he sees all things
Thro'narrow chinks of his cavern. » (BLAKE, 1794/1988)
« Si les portes de la perception étaient purifiées toutes les choses
Apparaîtraient à l'homme telles qu'elles sont, infinies.
Car l'homme s'est enfermé, jusqu'à voir toutes choses
Au travers des étroites fentes de sa caverne. »
L'homme qui s'enferme dans sa caverne n'est-il pas à l'image de chacun qui se contente de rester au milieu de son espace propre et n'explore pas ses capacités tant psychiques que sensorielles ou relationnelles ? Mais le champ des possibles de chaque sujet n'est pas infini (LAURU, 2003). Cependant, les psychanalystes l'expérimentent au quotidien; chaque sujet est inscrit dans une structure particulière, déterminé par son histoire personnelle, celle de sa famille, qui lui propose une palette de signifiants. Chaque sujet s'en est choisi inconsciemment un certain nombre qu'il s'approprie et qui fonctionne à l'intérieur de la structure. Au-delà de la poésie, il s'agit bien du registre perceptif qui entretiendrait une présence, un écran nous empêchant de prendre la dimension réelle de notre monde environnant. N'est-ce pas l'imaginaire qui est ici nommé ? Le seuil de l'imaginaire est la porte, avec une vision péjorative de cet interface entre l'homme et le réel. Car il faudrait aller « de l'autre côté » pour apercevoir enfin le réel. C'est pourtant la dimension imaginaire qui donne à l'homme son humanité et sa nature désirante.
Les fumeurs de cannabis, à l'instar de Clément, éprouvent régulièrement des sensations particulières, des sensorialités diffractées, des couleurs jamais perçues avec une telle intensité, ou des musiques. Dans un air connu de l'inouï est entendu, du jamais perçu jusque-là. Le toucher fait révéler des sensations jamais encore perçues. C'est pourquoi Clément, comme nombre de fumeurs, expérimentent des relations sexuelles en fumant, ce qui est censé aiguiser les sensorialités entrant en jeu dans les échanges amoureux et sexuels, attiser le désir, et aiguiser le plaisir.
RETOUR DU DÉPLAISIR
Mais comme dans d'autres circonstances, il rencontre deux occurrences négatives : d'une part, la survenue d'épisode d'angoisse qui interrompt tout ébat amoureux et d'autre part, la répétition de l'usage du cannabis émousse, amoindrit son effet. Il se produit une régression sensorielle vers des niveaux primitifs, très aigus des sensations. La distorsion du cadre spatio-temporel ne fait qu'accroître les modifications des perceptions sensorielles, du corps propre du sujet et de l'environnement.
Comment se laisser aller vers des niveaux de désorganisation sensoriels et temporo-spatiauxqui risquent de mettre en péril l'équilibre de la structure du sujet? Même si cette régression est voulue, avec l'inhalation du cannabis, comment ne pas percevoir la menace sur la cohérence des coordonnées subjectives? C'est ce que Clément a compris au bout d'un certain nombre d'années d'intoxication quand l'angoisse ne faisait que prédominer sur tous les possibles avantages ou régressions apportées jusque-là. C'est une évanescence du sujet qui, bien que recherchée quand elle s'accompagne d'une douce euphorie, devient insupportable lorsque l'angoisse ou la panique domine, quand le sujet est au bord de lui-même, à la limite du sujet.
La coordination perceptive se défait, parallèlement à une désorganisation de l'activité mentale en général. Celle-ci amène conduit vers un fonctionnement en processus primaire, vers une émergence d 'angoisses archaïques qui saisissent le sujet au point le plus vif de sa structure. Les perceptions sont dominées par des activités inconscientes, qui à l'instar du rêve tendent vers la réalisation symbolique du désir, en y associant une levée au moins partielle des inhibitions. Les états de somnolence ou de confusion passagère donnent au fumeur, dans un après-coup, des souvenirs s'apparentant à ceux du rêve.
DÉPERSONNALISATION
La prise de cannabis comporte des effets paradoxaux : comment un produit qui procure régulièrement une douce euphorie, du plaisir et de l'insouciance, peut-il entraîner, sans que cela puisse se prévoir, des angoisses qui atteignent une telle intensité qu'elles sont de pures angoisses de mort. À l'issue de plusieurs années de consommation importante, Clément s'est résolu, bien malgré lui, à arrêter complètement toute prise de cannabis pour des raisons très claires : chaque fois des angoisses « impensables » l'assaillaient avec des idées terrifiantes de sensations de mort imminente. Mais le plus inquiétant pour Clément est l'impression de dépersonnalisation, sentiment teint d'une étrangeté angoissante où les limites de soi sont atteintes, jouxtant la frontière avec le bizarre et l'inconnu. Baudelaire, pour sa part, avait remarqué qu'à forte dose « la personnalité disparaît, […] les objets prennent des apparences monstrueuses. »
Comment continuer à se sentir exister quand ses propres coordonnées subjectives s'estompent, s'effacent presque. Ces sentiments de néantisation, de disparition subjective, font naître des angoisses majeures avec des impulsions au passage à l'acte, en particulier suicidaire. Si la structure du sujet est plus limite, les mécanismes obsessionnels ne pourront suffire à masquer les failles symboliques. Ainsi émergent des angoisses de mort d'une telle intensité, qu'elles paralysent toute pensée, provoquant une véritable panique avec des réactions de fuite. Ce syndrome carrefour qu'est la dépersonnalisation est régulièrement décrit dans les psychoses cannabiques, qui sont en fait des épisodes, moments de folie transitoire. Néanmoins ils représentent une voie d'entrée possible dans le déclenchement d'une psychose. Mais ce qui se profile aussi chez Clément comme chez certains adolescents, c'est l'évolution vers un tableau clinique de sujet en état limite. D'autant que les oscillations transférentielles et certains passages à l'acte allaient aussi dans ce sens.
À LA LIMITE DU SUJET
J'en suis venu à envisager la dépersonnalisation de Clément comme l'aboutissement de sa quête, au cœur de sa subjectivité. Il avait atteint des limites que peu d'adolescents auraient osé franchir. Étant presque passé de l'autre côté du miroir où il est constitué comme sujet, il avait ainsi approché très près de ses propres limites psychiques, ce qu'il recherchait. Mais aussi des limites de ce qui le constitue, c'est-à-dire son désir. Le cannabis l'a aidé un temps à explorer toutes les facettes de sa subjectivité, mais pour finir par ne lui renvoyer que ce qu'il a de plus noir en lui, vers les rives du mortifère.
Le cannabis lui aura servi de support pour explorer ses limites et se connaître. Il lui aura servi de révélateur à la vérité de ce qu'il est, et qu'il ne pouvait savoir auparavant : un être souffrant et désirant. Après un certain temps où la cure se poursuit, en remontant dans les méandres et les aléas de son histoire subjective et familiale, en tentant dans le transfert, de s'approprier les signifiants qui le structurent. Cependant des phases dépressives l'amènent à mettre cette plainte au premier plan dans ses séances. Il s'auto médique à nouveau mais cette fois avec de l'alcool qu'il utilise sans modération. Des ivresses pathologiques se succèdent. Souvent il ne se souvient plus de rien le lendemain. Des passages à l'acte commencent à apparaître, et il se met dans des situations à risque, à la limite, toujours à la limite. Il commence dans cette phase à consommer un produit qu'il connaissait pour l'avoir utilisé occasionnellement auparavant, la cocaïne.
Freud avait expérimenté ce produit et a écrit un texte peu connu à ce sujet : De la cocaïne, (FREUD, 1885/1976) en 1885. Ce texte un de ses premiers écrits scientifiques, il offre en premier lieu un matériel abondant sur son usage en Amérique du Sud, et sur l'effet que cela produit sur les hommes. Il fait bien sûr allusion au propriétés anesthésiantes du produit. Surtout il se montre très favorable à l'usage de la cocaïne, et se montre même très enthousiaste. Il décrit les effets qu'il a relevés sur lui-même. Avec des mots choisis et une distance un scientifique, il ne dit pas autre chose que ce que les patients nous relatent.
« On a l'impression d'être débarrassé du besoin de manger et de dormir » Mais aux doses où Freud les a expérimenté, sur lui et sur quelques proches, il ne décrit pas de symptômes particuliers après la prise de cocaïne. « L'euphorie éveillée par la coca n'est suivie par aucun état de lassitude, par aucun type de dépression ». Les patients et celui dont parle aussi décrivent des « descentes » difficiles, qui sont liées sans doute pour une part aux doses importantes qu'il prennent ou aussi aux autres toxiques contenus dans ce qu'il achètent : en particulier substances amphétaminiques. Peu après la publication de cet article il parle devant la société psychiatrique de Vienne, montre à ses collègues l'intérêt de l'administration de cocaïne par voie interne et surtout la capacité de ce produit de provoquer un sentiment général de bien être.
Après avoir parlé de ses propres recherches, il réclame l'expérimentation de ce produit dans des états psychiatriques suivant faiblesse nerveuse ou dépression sans lésion organiques. Il précise que l'efficacité reste à démontrer. Il est plus optimiste sur l'action de la cocaïne dans les désintoxication de la morphine ce qu'il avait expérimenté sur un cas. Mais pour ce qui est du sujet sain, il parle principalement de lui, « On a l'impression de d'avoir atteint le maximum de vigueur mentale et physique. On se sent en pleine euphorie, mais cet état se distingue de celui de l'alcool, car il ne diffère nullement de l'état dans lequel on se sent habituellement ».
Il évoque la dimension aphrodisiaque de la cocaïne. Mais surtout dans sa correspondance à sa fiancée Martha, (FREUD, 2004) il en devient cocasse. Il ne l'a pas vu depuis longtemps et le moment de la rencontre approche :
« Prends garde ma princesse, Quand je viendrai, je t'embrasserai à t'en rendre toute rouge et je te gaverai jusqu'à ce que tu deviennes toute dodue. Tu verras qui des deux est le plus fort : la douce petite fille qui ne mange pas suffisamment ou le grand monsieur fougueux qui a de la cocaïne dans le corps. Lors de ma dernière grave crise de dépression, j'ai repris de la coca, et une faible dose m'a magnifiquement remonté. »
Puis il ajoute, sans doute en pleine exaltation : « Je m'occupe actuellement de rassembler tout ce qui a été écrit sur cette substance magique afin d'écrire un poème à sa gloire. » A ma connaissance il ne l'a pas publié. Freud est peu revenu sur la cocaïne au cours de son œuvre. Il évoque parfois les stupéfiants qu'il nomme « des briseurs de soucis ». Il écrit à Lou-Andréa Salomé :
« L'intoxication à la cocaïne, par elle même, et donc l'abstinence également conduisent à l'apparition d'une maladie paranoïaque. (…) La rapidité du rétablissement après administration de la cocaïne est très en faveur de cette conception et à la décharge de l'analyse. Cette dernière est, du reste peu appropriée au traitement des intoxications, car tout mouvement de résistance se termine en rechute. » (FREUD & SALOME, 1978)
Cette vision pessimiste de Freud se base sur sa pratique non seulement ancienne avec la cocaïne mais aussi avec ses patients en analyse. Cependant, il est évident que nous ne pouvons récuser des demandes d'analyse chez des sujets drogués. Car dans ce cas la relation analytique est le lieu où peut se décomposer le stéréotype de la drogue, tandis que des doutes, des questions et surtout des dires nouveaux ouvrent une autre place possible au sujet. Ici intervient la position de l'analyste, et comment il se situe dans son désir pour le patient : veut il le guérir ou qu'il soit abstinent ? Mais chacun sait l'impasse thérapeutique d'une telle position. C'est justement l'abstinence de la position de l'analyste, qui opère avant celle (éventuelle) du patient. La position de l'analyste rend possible l'émergence d'un espace de parole, et évite l'écueil de devenir un rival de la drogue. D'autant que c'est dans un travail de tressage de la jouissance avec son propre interdit, qu'un décentrement subjectif puisse potentiellement s'opérer. Mais le toxique est dans le corps de l'analysant, il fait corps avec lui, il lui procure un bien être que tout analyste ne saurait lui offrir. Autrement dit la substance est un équivalent de son corps propre, mais lui amène un lot de jouissance immédiate, loin de l'abstinence de la cure analytique.
La cocaïne contrairement aux idées reçues entraine une forte dépendance ce dont Freud s'est aperçu à ses dépends. Il y avait même vu une forme de produit de substitution pour se défaire de la dépendance à la morphine. Pour revenir à Clément, il a continué pendant la cure analytique a prendre des doses de plus en plus importantes. Jusqu'à 5 grammes et au delà par jour. Ce qui est incarne une mise en acte de sa destructivité inquiétante où l'analyste est interpellé dans sa neutralité. L'angoisse atteignant des dimensions paroxystiques telles qu'il augmentait sa consommation de façon très inquiétante. Il décrivait aussi des « descentes», douloureuses et paniquantes, qu'il tentait de palier en abusant d'alcool. Mais à ce stade le transfert se dispersait, il s'absentait de plus en plus à ses séances. Rien de l'intéressait plus sauf son produit. Son entourage s'inquiétant, lui proposa une hospitalisation pour tenter un sevrage. Celui-ci pu s'effectuer avec un cocktail médicamenteux impressionnant.
Mais le plus important, semble être la reprise de la cure quelques semaines, qui se construit alors sur de nouvelles bases, car il se sent exister ressentir le vide de son existence mais sans être submergé par l'angoisse, sans se sentir « à côté de lui même ». Il se dit plus serein, et exprime une demande renouvelée de continuer le travail. J'accepte non sans quelques questions que je me pose et surtout une énonciation nette de la remise en place du cadre de la cure. Il évoque alors les insatisfactions de sa vie affective et sexuelle, et se plaint come un névrosé je dirais. Après avoir été jusqu'aux limites de sa psyché, jusqu'aux limites de son corps, le voilà enfin rassemblé reprenant un discours et des plaintes de névrosé. Mais cette constatation s'observe dans nombre d'états limites.
Aurait-il pu arriver à cette conclusion sans l'aide du cannabis, de l'alcool et de la cocaïne ? C'est probable, mais il en est ainsi, c'est la voie qu'il a trouvée. Ce long détour qu'il a emprunté avec le soutien ou le handicap des différents toxiques, lui a permis de se trouver, de se révéler à lui-même, à la limite de sa position de sujet, dans un état du synthome (LACAN, 2005) qui puisse lui convenir, bref dans un sujet en état limite.
RÉFÉRENCES
BAUDELAIRE, C. (1851/2000) « Du vin et du hachisch », in Les paradis artificiels. Paris : Le Livre de poche. [ Links ]
BLAKE, W. (1794/1988) Selected poetry. London : Penguin. [ Links ]
FREUD S. (1885/1976) De la cocaïne. Bruxelles: Edition Complexe. [ Links ]
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LACAN, J. (2005) Le synthome, Le Séminaire, Livre XXIII. Paris : Seuil [ Links ]
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______. M. MARTY, F. LAURU, D. (2004) Cannabis et adolescence, Psycho média, n.1. [ Links ]
1 Les « douilles » sont des culots qui servent à consumer le cannabis très vite. La métaphore accroît encore l’image de la pénétration violente, dans la tête d’un corps étranger, véritable flash que décrivent les fumeurs inconditionnels.
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